Des objets… une histoire

En 1916, les deux bataillons d’élite genevois, 10 et 13, effectuent leur relève selon un schéma un peu particulier puisqu’ils mobilisent d’abord leurs compagnies I et II, du 21 février au 30 mai, puis leurs compagnies III et IV, du 22 mai au 29 août. Nous allons ici nous intéresser à la seconde période et surtout au bataillon 10.

Dès le 23 février, ses hommes sont à la disposition du commandant de la place de Bâle. Ils y gardent la gare ou surveillent la frontière entre Riehen et Otterbach. Les compagnies du 10 sont relevées le 24 mars et vont cantonner à Reinach et à Aesch. Début mai, elles assurent à nouveau la couverture frontière dans le secteur Rämel-Klosterli-Neuhaus. Elles assistent de loin aux duels d’artillerie qui opposent Français et Allemands avant d’être remplacées par les compagnies III et IV le 25 mai.

Ici se place notre première illustration, une carte postale où figure un dessin du Genevois Henri Loutan. Datée de mai 1916, elle est sans destinataire ni signataire, et ne porte pas d’indication d’unité. Mais on peut y lire ces quelques vers :

Mon Dieu ! il faut repartir
Et repartir pour trois mois.
Oui, vous pouvez bien en rire
J’aimerais mieux qu’ça soit vous qu’moi.

Dire que j’reverrais plus ma mie.
J’vas en faire une maladie.
J’en ai l’cœur tout rabouillé.

Et j’crois bien que j’vais pleurer.

Mais allons prenons courage
Chargons sur le dos nos bagages
Partons le cœur joyeux
C’est pour la Suisse ! Une deux, une deux.

NR

(Texte original, sans corrections) 

Une relève genevoise en 1916

Philippe Coet – Mars 2022

La notice historique consacrée au 10 signale que deux hommes de la compagnie III se sont, pendant cette relève, égarés au point de se retrouver en Alsace… Le bataillon quitte la zone frontière le 12 juin, mais y retourne le 10 juillet.

Citons l’historique de l’unité pour introduire notre seconde illustration : « Des repas par unité célèbrent dignement la fête du 1er août… ». On lit à l’avers de cette photo-carte postale la légende suivante : « Souvenir du 1er Août 1916 du Bat 10 IIIe à Benken ». Elle est datée du 19 août à Dornac [sic] (les cantonnements se trouvent alors à Dornachbrug et Arlesheim). Un caporal de la 1ère section de la III y donne de ses nouvelles à un habitant de la rue Saint-Jean à Genève : il annonce qu’il n’a pas pu rentrer le 15 « à cause que nous avons des manœuvres, et le Colonel Bornand n’a lacher [sic] personne », ajoutant, philosophe, « mais que voulez vous il faut y prendre ». Notre sous-officier fait allusion à un exercice à double action organisé en fin de relève dans le secteur Waldenburg-Passwang.

Cette relève nous vaut quelques anecdotes intéressantes, rapportées par la presse.

La Tribune de Genève du 20 août signale une rencontre improbable « à l’entrée du village de H. » entre la compagnie IV/10, en marche vers « l’arrière », et deux soldats russes évadés d’Allemagne. Par chance la compagnie compte dans ses rangs un fusilier russophone qui peut communiquer avec les deux fugitifs. Une collecte rapidement organisée au sein de la troupe rapporte « une assez jolie somme », remise aux Russes avant qu’ils soient confiés à la 1ère division.

Le 25 août, raconte la Tribune du même jour, la fanfare du régiment 4 donne une aubade au Conseil d’Etat à l’Hôtel-de-Ville. Le hasard veut que le ministre d’Etat français Denys Cochin soit présent. En séjour à Evian, D. Cochin rend visite ce jour-là à la chambre de commerce française avant de s’entretenir avec une délégation du gouvernement genevois. Il félicite chaleureusement le sergent Cheneval, qui dirige la fanfare, lui disant : « Je suis un vieux soldat français et j’ai été interné en Suisse en 1870. J’ai gardé le meilleur souvenir de votre pays… ». Né en 1851, D. Cochin s’est engagé en 1870 et a servi comme maréchal des logis dans un régiment de cuirassiers. Interné avec l’armée Bourbaki, il a été cantonné dans le temple de la Fusterie.

Quant au Journal de Genève du 27 août, il avertit ses lecteurs que l’occupation de plusieurs écoles par la troupe – une pratique courante à l’époque – a pour conséquence le report au lundi 4 septembre de la rentrée des classes enfantines et primaires des écoles du boulevard Carl-Vogt, de la rue Hugo-de-Senger et de la rue du XXXI-Décembre, et même au vendredi 8 septembre pour l’école de la rue Jacques-Dalphin. Gageons que ce report n’a pas fait que des mécontents parmi la troupe… des écoliers.

La remise des drapeaux a lieu sur la plaine de Plainpalais le 29 août, en présence d’une « foule considérable [qui] s’était massée tout autour de la plaine et a acclamé les drapeaux au passage », comme le souligne le Journal de Genève du 30.

Bibliographie

Emile PRIVAT, Le bataillon 10 de Genève, notice historique ; Genève, 1934 ; « 3e relève », p. 29-32.
Emile PRIVAT, Les Troupes genevoises de la Restauration à nos jours ; Genève [1973], p. 128.
Rapport sur la gestion du Conseil d’Etat pendant l’année 1916, p. 330.
Journal de Genève, 11 avril et 26 août 1916.
Notice Denys Cochin, base de données de l’Académie française.