Des objets… une histoire

1939 : Minouvis au secours du moral de la troupe

Philippe Coet – Janvier 2025

Alors qu’approche le 80e anniversaire de la fin de la Seconde Guerre mondiale, le moment paraît opportun d’évoquer la « Mob » telle que vue, ou plutôt interprétée, par un dessinateur que la presse de l’époque considère comme l’un des meilleurs de Suisse.

Mais d’abord un bref rappel du contexte.

Dans son ordre du jour du 20 août 1945, le Général Guisan prend congé de l’Armée : « C’est aujourd’hui que prend fin l’état de service actif. Instauré à l’ouverture des hostilités avec l’appel des troupes frontières et la mobilisation générale, il cesse après le licenciement du gros de nos forces ». Il précise encore : « Au terme de « mobilisation », je préfère, quant à moi, celui de « service actif ». Parce que « servir », ce fut, pour nous, plus et mieux que « mobiliser » (…) ».

Mobiliser pour servir, soit. Mais comme l’avait souligné quelques jours plus tôt un rédacteur du Journal de Genève, ce ne fut ni simple ni facile. « En automne 1939, le soldat de Genève a quitté famille, emploi, affaires, pour répondre à l’appel du Pays. Les mois, les années ont passé ; mobilisations et relèves se sont poursuivies selon un rythme qu’imposait l’extérieur. Jour après jour, nuit après nuit, le soldat de Genève a rempli son devoir. Au sacrifice de ses aises personnelles est venue s’ajouter la perte de son revenu, de son emploi, de sa clientèle, de ses affaires, l’endettement, etc. Autant de soldats, autant de cas différents, autant d’hommes tourmentés et de familles dans l’angoisse ». (1)

Et pourtant, malgré ces circonstances difficiles et un avenir incertain, l’auto-dérision n’a pas totalement disparu. Les vertus du rire pour conjurer la peur ou supporter les épreuves du moment sont bien connues : le dessinateur Paul Eberbach (1897-1977), alias Minouvis, le démontre par ses illustrations.

Cet ingénieur de formation s’est très tôt fait un (sur)nom en publiant dès 1916 dessins humoristiques et autres caricatures dans Le Papillon. Il contribue ensuite régulièrement à divers titres de presse, en particulier L’Illustré, sans oublier d’autres publications, tel l’Almanach de la Gaîté, de Genève, en 1951. Au début des années 50, il rejoint la « Confrérie des caricaturistes romands », avec entre autres Leffel, Pierrix et Petitmaître. Ces artistes organisent des expositions à Lausanne en 1951 et 1952. (2)Le style de Minouvis, l’allure de ses personnages sont facilement reconnaissables : touristes ou campeurs, couples d’amoureux, armaillis et paysannes en costume sont tout en rondeurs, souriants voire hilares, dans une forme resplendissante. Les situations mises en scène respirent l’optimisme, la bonne humeur, une gentillesse qui frôle la naïveté. Page d’humour, page gaie, page drôle : c’est ainsi que sont présentées ses contributions aux journaux.

Minouvis s’essaie aussi au comique troupier. Il publie, par exemple, une pleine page dans L’Illustré du 8 mai 1930, intitulée « Les gaîtés de la vie militaire ». C’est dire que lorsque la guerre éclate et que débute sa collaboration avec les éditions Jaeger de Genève, spécialisées dans l’édition de cartes postales, il maîtrise déjà très bien la représentation décalée de personnages en gris-vert. C’est d’ailleurs pain bénit pour la maison Jaeger qui ne peut plus, pour d’évidentes raisons de sécurité, publier des vues de villes ou de paysages suisses.

En automne 1939, la presse romande annonce et salue la sortie d’une série de 16 cartes postales, série « présentée à la troupe et au public sous le signe du slogan : Achetez les cartes Minouvis, elles tuent le cafard ! ». Car « quelles que soient les difficultés de l’heure présente et les soucis dont chacun a sa part, la troupe est restée égale à elle-même ; à côté du travail sérieux et souvent pénible dont elle s’acquitte (…), la bonne humeur est restée de règle dans toutes les unités. Témoins en sont les histoires drôles que beaucoup de soldats ont envoyées à nos journaux. Minouvis, un soldat lui aussi, s’est exprimé par le dessin ». (3) Il participe ainsi, ou du moins il essaie de le faire, au maintien d’un moral qui n’était pas toujours au beau fixe.Ses personnages finissent d’ailleurs par devenir emblématiques et par s’inscrire dans l’imaginaire collectif de l’époque. Pour preuve ce commentaire d’un critique à propos d’un sketch, joué dans la Revue valaisanne 1942 et dont un personnage est un soldat : « On le dirait sorti d’une carte de Minouvis » (4) Ce qui, pour le lecteur d’alors, veut tout dire.

Les cartes en noir et blanc appartiennent probablement à la série originale de 1939 (« 1939 Occupation des frontières/Grenzbesetzung 1939 » : il existe une variante avec les dates 1939 et 1940, ainsi que des cartes dont la légende est libellée en allemand). Celles en couleur n’ont pas ce grand logo au revers, mais elles sont marquées « série Minouvis » en petits caractères.

A noter que le destinataire ou expéditeur de plusieurs de ces cartes est identifié : il s’agit d’un fusilier, prénommé Auguste, incorporé dans une unité territoriale genevoise, la cp fus ter 1.

Quant à Minouvis, bien oublié de nos jours, sa riche production mériterait une étude plus fouillée que cette évocation trop sommaire. (5)

P. C.

(1) Journal de Genève, 20 août et 14 juin 1945.
(2) Gazette de Lausanne, 14 février 1951. Feuille d’Avis de Neuchâtel, 19 février 1951. L’Impartial (de la Chaux-de-Fonds), 26 avril 1952.
(3) Journal et Feuille d’Avis du Valais, 23 octobre 1939 (citations). Voir aussi Le Confédéré (VS), 27 octobre 1939. La Suisse libérale (NE), 3 novembre 1939. Le Franc-Montagnard, 4 novembre 1939. Journal de Sierre, 15 novembre 1939. La Liberté (FR), 29 décembre 1939.
(4) La Patrie Valaisanne (Sierre), 26 mai 1942, « Passons en revue La Revue ».
(5) Les informations biographiques concernant Paul Eberbach sont plutôt rares. Selon L’Illustré du 24 janvier 1946, il aurait passé une partie de la guerre en France. L’hebdomadaire se réjouit alors d’une reprise de sa collaboration après son retour au pays.
Voir également une brève notice de la Bibliothèque de Genève.

Quand Genève était une garnison française

Philippe Coet – Décembre 2024

Genève est occupée militairement par les Français en avril 1798, puis rapidement annexée par la République. Elle devient ensuite chef-lieu du nouveau département du Léman et est, à ce titre, dotée de tous les organes administratifs, judiciaires et militaires propres à une ville de préfecture. Occupation et annexion perdurent jusqu’au départ des fonctionnaires et militaires français fin décembre 1813, juste avant l’arrivée des troupes autrichiennes.

Comme de nombreuses villes de la République puis de l’Empire, Genève devient aussi ville de garnison. Plusieurs unités s’y succèdent qu’évoque Walter Zurbuchen dans son Genève sous les Aigles (1). Celle qui nous intéresse est le « 8e léger ».

Créé en 1803, ce régiment est issu de la 8e demi-brigade d’infanterie légère, de 2e formation en 1796. C’est à la suite du décret impérial du 18 février 1808, qui porte les régiments d’infanterie de ligne et légère à 5 bataillons dont un de dépôt, que cette unité arrive à Genève. Elle y installe en effet son dépôt, un bataillon à 4 compagnies, dont le décret précise : « Le major sera toujours attaché à ce bataillon : un capitaine désigné par le Ministre, sur la présentation de trois candidats faite par le colonel, commandera le bataillon de dépôt sous les ordres du major ; il commandera en même temps l’une des quatre compagnies » (article 3).

Précisons ici que le capitaine d’habillement et le quartier-maître fourrier font toujours partie de ce bataillon. Le premier exerce également le commandement d’une compagnie du dépôt (article 14 du décret).(2)

Pour rappel, l’infanterie légère, qui se veut troupe d’élite, est prévue pour combattre en unités constituées à la façon des compagnies légères intégrées dans les formations de la ligne : en tirailleurs, en ordre dispersé, à la marge ou dans les terrains accidentés et difficiles. Mais dans la pratique, l’infanterie légère est souvent engagée comme la ligne…

Les 4 bataillons de guerre du 8e léger participent à de nombreuses campagnes des guerres napoléoniennes, souvent séparément ou par deux. Ses recrues, selon les registres de l’Hôpital de Genève et ceux de l’état civil étudiés par W. Zurbuchen, proviennent majoritairement des départements du Massif central : « Cela confirme l’impression déjà ressentie que l’incorporation d’un certain nombre de Genevois à ce régiment n’avait pas été systématique, mais probablement volontaire et due à la présence, à Genève, du dépôt de ce corps ».(3)

Après avoir quitté la ville fin 1813, le dépôt du 8e rejoint l’armée de Savoie et combat les Autrichiens dans la région : Rumilly (janvier 1814), Aix, Annecy, pont de la Caille, Saint-Julien et Archamps (en février-mars). En tant que régiment, le 8e léger participe encore à la campagne de Belgique en juin 1815, à l’issue de laquelle il est licencié. (4)

Le document présenté ci-dessous est daté du 14 septembre 1808 à Genève. Le « capitaine chargé de l’habillement » s’adresse à « Monsieur Jos Aynard et fils manufacturier à Lyon », pour savoir si cette maison peut lui fournir « sur le champ » 350 mètres de cadis bleu (couleur de l’infanterie légère) et pour demander l’envoi immédiat de 100 bretelles de fusil et la préparation de 300 autres « pour la fin du mois ».

A noter que le nom de l’expéditeur est raturé sur l’en-tête imprimé de la lettre. Il s’agit probablement du capitaine « Hinnekens ».

Le cadis était une solide étoffe de laine, fabriquée généralement dans la région du Gévaudan, qui servait notamment à la confection des uniformes des soldats. Quant à la maison Aynard, il s’agit d’une fabrique de draps militaires, fondée au milieu du siècle précédent par Claude Joseph et reprise ensuite par ses trois fils. Cette entreprise deviendra plus tard… une banque. (5)

Pour la petite histoire et pour conclure : au début des années 2000, Delprado éditeurs et Osprey Publishing s’associent pour produire la série Soldats des guerres napoléoniennes. Le fascicule n° 35 est consacré à l’infanterie légère et la figurine qui l’accompagne représente un sergent porte-fanion du 8e léger en 1809. (6)

Notes

(1) Walter ZURBUCHEN, « Genevois sous les Aigles. Quelques aperçus des destinées militaires de nos concitoyens d’il y a cent cinquante ans ». Tiré à part du Bulletin de la Société militaire de Genève, juin 1964.
(2) Décret impérial du 18 février 1808, « Composition de l’infanterie de ligne et légère ». Projet Austerlitz : www.austerlitz.org [consulté le 26 juin 2024].
(3) Cf. W. Zurbuchen, p. 27-29.
(4) Historiques des corps de troupe de l’Armée française (1569-1900) ; Paris, 1900, p. 190-191. En ligne sur : www.gallica.bnf.fr [consulté le 26 juin 2024].
(5) « Cadis » et « Maison Aynard et fils », articles Wikipedia [consultés le 28 juin 2024].
(6) Figure B2, page 15 du fascicule. Le fanion, fixé au fusil, était un « drapeau de jalonnement de compagnie ».

Outre les sources citées dans le texte et les notes, nous avons utilisé :

L. ROUSSELOT, L’Armée Française. Ses uniformes. Son armement. Son équipement. Planche n° 76, « Infanterie légère 1812-1815 » [document daté de 1980].
Dernière précision : W. Zurbuchen a utilisé, pour les quelques pages consacrées au 8e léger, l’ouvrage du Lieutenant (Georges Edmond) PITOT, Historique du 83e régiment d’infanterie 1684-1891 ; Toulouse, Privat, 1891. Ouvrage que nous n’avons malheureusement pas pu consulter.

Figurine Delprado/Osprey